Quelle est la valeur juridique d'un ruling fiscal ?

Spotlight
13 septembre 2019

Face à une opération particulière ou une situation pouvant produire des effets fiscaux, un contribuable peut souhaiter obtenir de la sécurité juridique quant à son traitement fiscal. Dans ce cas, la demande d'une décision anticipée – ou ruling – au Service des Décisions Anticipées (« SDA ») peut être utile. Cependant, sous certaines conditions, cette sécurité peut être remise en question. Ceci fut d'ailleurs mis en lumière dans une affaire récente. Nous rappellerons tout d'abord le mécanisme de la décision anticipée avant d'aborder les manières dont la sécurité juridique y attachée peut être mise en doute et comment le contribuable peut y réagir.

Le ruling

L'idée d'une décision anticipée liant l'État n'est pas nouvelle. En effet, depuis les années 1992-93, une procédure formalisée d'accords fiscaux préalables (mais limitée) fut créée auprès d'une commission  spéciale au sein de l'administration afin de permettre au contribuable de demander un accord fiscal préalable quant à la notion de « besoins légitimes de caractère financier ou économique », notion permettant de déterminer l'application d'exonérations ou de déductions fiscales ainsi que l'application de la disposition anti-abus générale. De fait, en l'absence de définition légale de cette notion particulièrement floue, il était nécessaire de trouver un équilibre en apportant une sécurité juridique au contribuable.

Le mécanisme de la décision anticipée générale et étendue au sein d'un service autonome du SPF Finances (tel qu'il existe aujourd'hui) a été introduit par une loi du 24 décembre 2002 qui définit une décision anticipée comme « l'acte juridique par lequel le Service public fédéral finances détermine conformément aux dispositions en vigueur comment la loi s'appliquera à une situation ou à une opération particulière qui n'a pas encore produit d'effets sur le plan fiscal ».

Une demande de décision anticipée doit être introduite selon des conditions précisées par la loi (par écrit, avec une description complète de la situation ou l'opération, des dispositions légales et réglementaires concernées, etc.) et peut être déclarée irrecevable dans certains cas prévus légalement. Ces causes d'irrecevabilité sont, par exemple, le fait que la situation a déjà produit des effets sur le plan fiscal au moment de la décision anticipée ou que la décision à donner serait inappropriée ou inopérante en raison de la nature des dispositions visées, le SDA ne pouvant se prononcer sur de telles dispositions (par exemple une demande portant sur le taux d'imposition, la déclaration ou les accroissements).

Une fois que le SDA a rendu sa décision, cette dernière lie, en principe, le SPF Finances (mais aussi le contribuable) pour une durée maximale de cinq ans sauf si l'objet de la demande requiert une durée plus élevée (tel, par exemple, la durée d'amortissement d'un bien supérieur à cinq années). Pendant cette durée, seules les causes de nullité ou de caducité prévues par la loi permettent au SPF Finances de se délier du ruling : c'est dans le cadre de certaines de ces causes que l'inspection spéciale des impôts (« ISI ») a essayé d'écarter le ruling dans une affaire soumise au et rejetée par Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles dans son jugement du 21 juin 2019 (n° de rôle 2017/2452/A et 2017/3788/A).

Causes de nullité ou de caducité des rulings et nos recommandations

Dans un premier temps, nous présenterons les trois causes possibles de nullité d'un ruling. Ces causes agissent de manière rétroactive.

Dans un second temps, nous aborderons les deux causes de caducité qui, quant à elles, agissent seulement pour l'avenir.

Les causes de nullité

La première cause de nullité se présente lorsque les conditions auxquelles le ruling est subordonné ne sont pas remplies. Dans l'affaire en cause (concernant le régime dit des « profits excédentaires »), le SDA avait mentionné dans le ruling qu'il fallait chaque année joindre à la déclaration une annexe (le calcul des profits excédentaires) via laquelle on constaterait la correcte exécution du ruling. L'ISI a constaté qu'une telle annexe n'était pas jointe à la déclaration d'un des exercices et a prétendu (de manière surprenante) qu'il s'agissait d'une condition de validité du ruling. En sus du fait que le SDA (lors du stade administratif de la contestation) a lui-même reconnu qu'il ne s'agissait pas d'une condition, le tribunal précisa, à juste titre, que cette obligation de reporting était décrite trop vaguement que pour être considérée comme une condition formelle. Au surplus, s'il devait être admis que cette annexe à la déclaration était une condition formelle de la décision, cette condition violerait la loi étant donné que le SDA ne peut se prononcer sur le mode de déclaration (ce dernier étant une cause d'irrecevabilité). Si un ruling devait contenir une telle « condition », celui-ci ne serait pas, selon nous, nul mais une telle condition illégale ne pourrait pas être appliquée à l'encontre du contribuable.

Notre recommandation : cette affaire illustre le fait que la notion de « condition » dans la loi est relativement floue. A cet égard, le fait que le SDA ait pour rôle de déterminer comment s'appliquera la loi à une situation déterminée ne lui donne pas le pouvoir de faire œuvre législative en rajoutant des conditions à la loi. Afin d'accorder un ruling et pour s'assurer que le contribuable exécute la transaction de la façon décrite au SDA sans éventuelles modifications postérieures qui, si le SDA en avait eu connaissance avant, auraient entrainé une décision différente, le SDA a pris l'habitude de poser des conditions puis, par après, de demander des engagements au contribuable. Ainsi, pour éviter toute discussion, nous conseillons de veiller à respecter ses engagements lors de l'exécution de la transaction, et, dans l'hypothèse d'une discussion avec l'administration sur ceux-ci, de contacter un professionnel.

La deuxième cause de nullité est (i) lorsque la description de la situation ou des opérations était incomplète ou inexacte ou (ii) lorsque les éléments essentiels des opérations n'ont pas été réalisés conformément à ladite description.

Il est parfois très difficile de faire la distinction entre, d'un côté, les descriptions inexactes et/ou les changements ne touchant pas l'essence de la transaction et, de l'autre côté, les éléments non communiqués ou les changements qui sont de nature à impacter l'analyse fiscale du SDA. Dans l'affaire en cause, L'ISI a également essayé d'invoquer le fait que la transaction n'était pas décrite de façon complète. Le tribunal a réfuté cette allégation en constatant que les éléments essentiels de la transaction (tels que la structure, son but et la façon de collaborer entre les entités du groupe au sein d'une société interne) avait été correctement décrits.

Notre recommandation : il est évident qu'il faut veiller à donner le plus d'informations possibles au SDA afin que la demande soit complète et exacte (et, pour qu'elle le demeure, d'éventuellement compléter cette demande par après), et, d'ensuite réaliser les parties essentielles des opérations telles que présentées. Cependant, il est également évident que, après la délivrance du ruling, des changements de circonstances puissent apparaitre. Ces changements doivent être analysés avec soin (au cas par cas) afin de déterminer s'ils concernent les éléments essentiels des opérations et s'il est nécessaire d'en conférer avec le SDA pour, éventuellement, obtenir un avenant au ruling. En effet, une simple renégociation d'une convention de vente d'actions par une personne physique par laquelle cette dernière prend soudainement des risques disproportionnés dans le cadre des représentations et garanties et/ou d'autres engagements encadrant la vente, peut parfois influencer la question de savoir si cette personne agit en bon père de famille et si cette transaction ne sort pas d'une gestion normale du patrimoine privé. Par contre, le remplacement de l'acheteur ou l'ajout de plusieurs acheteurs à la vente des mêmes actions ne doit pas, par lui-même, automatiquement constituer un changement d'un élément essentiel de la transaction pour les besoins de l'analyse du SDA.

La troisième cause de nullité est lorsque le ruling est illégal c'est-à-dire en contradiction avec les dispositions des traités, du droit communautaire ou du droit interne. Ci-après, quelques exemples courants. Un ruling accordant un avantage illégal (constituant une aide d'état) ou appliquant une loi constituant une aide d'état n'offre aucune protection. Il peut en être de même lorsqu'une interprétation administrative (sur laquelle est basé le ruling) est sanctionnée de manière uniforme et constante par la jurisprudence (surtout des cours suprêmes). Notons qu'une jurisprudence discordante ne peut cependant pas, selon nous, être suffisante pour mettre en cause la sécurité juridique attachée au ruling. Le fisc ne doit pouvoir contester un ruling que dans des circonstances exceptionnelles et non pas dès qu'il découvre un jugement d'un tribunal de première instance ou même d'une cour d'appel qui va à l'encontre de l'interprétation donnée par le SDA. Quoi qu'il en soit, le juge chargé de vérifier la prétendue illégalité doit veiller à ce que son appréciation reste marginale. En effet, le SDA est censé avoir déjà fait une correcte application de la loi aux faits présentés, le juge devrait donc désapprouver uniquement le ruling manifestement illégal.

Une discussion spécifique dans ce cadre est notamment le caractère anticipé de la décision tel que prévu par la définition de la loi de 2002 à savoir une décision rendue vis-à-vis d'« une situation ou à une opération particulière qui n'a pas encore produit d'effets sur le plan fiscal ». Ce caractère est avant tout une condition de recevabilité d'une demande auprès du SDA. Dans l'affaire en cause, l'ISI estimait ainsi que la décision n'avait pas été donnée de manière anticipée et violait donc la loi organisant le SDA. Le juge reprit cependant les travaux parlementaires de la loi qui énoncent que, pour que la décision soit anticipée, le ruling doit précéder la phase de l'établissement de l'impôt en concluant que le ruling devait donc précéder la déclaration, ce qui était le cas en l'espèce. Il s'agit d'une pratique et interprétation constante du SDA mais c'est la première fois qu'un juge se prononce sur le sujet.

Notre recommandation : en dehors du cas très rare où le ruling serait manifestement illégal, cette cause de nullité reste, selon nous, la plus redoutable – et critiquée –  car étant la plus sujette aux interprétations variées de la loi qui permettraient de prétendre que le ruling est illégal. A cet égard, suivre la jurisprudence des juridictions ayant le pouvoir de modifier l'ordonnancement juridique est donc nécessaire. De plus, une analyse sous l'angle de l'aide d'état est parfois aussi requise. Quant à la discussion spécifique sur le caractère anticipé du ruling, on attirera également l'attention sur d'autres impôts dont l'établissement (et la déclaration) sont régies par des règles spécifiques qui ont comme conséquence que les effets sur le plan fiscal peuvent se produire plus rapidement (l'on pense, notamment, au droit d'enregistrement, à la taxe boursière, à la TVA ou encore au précompte mobilier ou professionnel), ce qui peut soit limiter la protection du ruling soit empêcher son obtention.

Les causes de caducité

Viens ensuite, la première cause de caducité dans l'hypothèse où les dispositions légales applicables à la situation (traité, droit communautaire ou interne) sont modifiées. Cette caducité agit à partir de l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions sauf si la loi nouvelle est rétroactive. La loi nouvelle pourrait aussi prévoir qu'elle ne s'applique qu'aux opérations ayant eu lieu après une date déterminée, laissant donc l'opération visée par le ruling hors de sa portée. On soulignera que certaines instances judiciaires (la Cour de justice de l'Union ou la Cour constitutionnelle) ont le pouvoir de modifier l'ordre juridique. Une analyse au cas par cas de la jurisprudence de ces instances devra être faite lorsqu'elle concerne une (ou des) disposition(s) sur laquelle repose le ruling afin d'évaluer l'existence – ou non – d'un impact sur le ruling et son ampleur (caducité, voire nullité).  Un autre exemple est notamment les changements des commentaires et approches de l'OCDE en matière de prix de transfert qui peuvent mener l'administration à contester un ruling pour le futur, ce qui nous semble critiquable si la législation sous-jacente appliquée dans le ruling n'a pas aussi été modifiée.

Notre recommandation : afin de pouvoir anticiper une éventuelle remise en cause de son ruling pour le futur, il convient donc de surveiller (ou de se faire assister à cette fin) les modifications législatives (ainsi que leurs modalités d'entrée en vigueur) en lien avec les dispositions dont le ruling fait l'objet mais également la jurisprudence des cours ayant le pouvoir de modifier l'ordonnancement juridique.

Enfin, la seconde cause de caducité apparait lorsque les effets essentiels de l'opération sont modifiés à la suite d'éléments connexes ou ultérieurs imputables directement ou indirectement au demandeur du ruling.  Cette cause existe afin que l'administration puisse retirer un ruling lorsqu'elle n'avait pas remarqué, éventuellement au moment de son octroi, que la situation dans laquelle est accordée le ruling vise en réalité l'évitement de l'impôt ou est frauduleuse.

Conclusion

En somme, l'on peut constater que la sécurité juridique d'une décision anticipée est importante mais  pas absolue : elle est conditionnée par la bonne foi et la rigueur du demandeur au moment de la demande et de l'exécution du ruling ainsi que par le principe de légalité. Il sera ainsi parfois important de demander un avenant à un ruling afin de sauvegarder sa protection. De plus, même lorsqu'on est en possession d'un ruling, il demeure également important de surveiller tant les actualités jurisprudentielles que les développements législatifs pour s'assurer de la protection continue du ruling obtenu.

Finalement, même si l'administration a bien évidemment le droit de vérifier la validité d'un ruling, les manières selon lesquelles l'ISI conteste parfois ladite validité sont contre-productives. Il convient en effet de souligner que, au regard de l'esprit de la loi (apporter une sécurité juridique accrue, améliorer la relation administration-contribuable, attirer et rassurer les investisseurs), une telle contestation doit rester une exception limitée aux cas manifestes de nullité, de caducité ou de fraude.

Nous sommes prêts à vous assister dans l'évaluation de la valeur juridique de votre ruling ou en cas de remise en cause de celui-ci par l'administration fiscale.